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NASTY Magazine

Interview avec Anca  Macavei pour Nasty

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Images de la série intitulée “Nothing but Words to Learn to Lie” (2012) de Kotsuhiroi ©

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numéro
THE VOID

Anca: Nous savons tous que la mode affecte l'attitude de la plupart des gens vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres. Mais allant plus loin dans l'analyse de ce que la mode représente, des sociologues comme Roland Barthes ou Georg Simmel, se rapportent à de nombreux autres domaines d'intérêt : de l'habillement , au corps, à la consommation,  l'identité ou l'art, la considérant comme "un vaste phénomène qui depuis la fin du Moyen Âge s'applique à la plupart des domaines de la société dans laquelle l'habillement est simplement un exemple parmi d’autres". Par conséquent, essayer de remettre en question et comprendre la mode signifie se rapprocher d' un point de vue plus exhaustif et global de la société contemporaine . Comment vous porter vous sur la “mode” à la fois sur le plan personnel et en tant qu’artiste ?

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Aoi: Les contextes et phénomènes « modes » sont multiples, les attitudes, les comportements, les rejets, les acceptations, les mises en relation, le système de fonctionnement de masse, tout ceci est une énorme machinerie qui ne cesse de déverser un flot continu de dépendances auxquelles nous sommes à la fois contraints mais également sujets et bien entendu objets.

Le rapport à soi et indirectement à l’autre passe évidement par ce vêtement « peau » qui est un « paysage » que nous construisons, c’est une sorte de matrice où nous développons nos racines d’existence qui vont trouver le nécessaire à la fois  pour nous stabiliser et nous permettre de poursuivre une sorte de chemin intérieur. Cette enveloppe « vêtement » n’a strictement rien à voir pour moi avec les caractères superficiels et de consommation à overdose que peut être la mode.

Je suis attachée au « vêtement » comme une mémoire, une façon structurelle et émotionnelle de saisir des fragments de vie qui sont des sortes d’existences inscrites dans le code génétique. La réflexion que je pose sur le matériau ne s’arrête pas à l’apparence ou à sa condition technique de pouvoir faire ceci ou cela. En ce qui me concerne je prend en compte une sorte de globalité et si je regarde les différentes essences de bois avec lesquelles je travaille, j’intègre dans mon processus cette condition de la graine, du commencement, de la croissance, de l’environnement, de la pluie et des saisons, des blessures que l’arbre aura traversé, de ses floraisons, de sa mort et de sa pourriture. Je cherche une sorte d’essence pour respirer l’instinct du possible.

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A: La séparation du dix-huitième siècle, d’entre les arts et l'artisanat a positionné le tailleur dans ce dernier domaine , pourtant c’est avec l'introduction de la Haute Couture dans les années 1860 , que la mode a commencé a vouloir être reconnue entant qu’ art . Charles Frederick Worth a initié l'émancipation de l’artisan vers le créateur de mode , étant le premier à avoir utilisé des modèles vivant dans ses présentations et également un pionnier dans le fait de signer ses créations avec une étiquette, comme les artistes le font. Aujourd'hui, les opinions varient , certains designers se considère artisans d'autres artistes , comment vous positionnez-vous dans la relation designer / artiste ?

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K: Toutes ces questions et étiquettes sont très loin de moi, mon mode de fonctionnement n’a strictement rien à voir avec celui d’un designer, leurs processus, leurs raisons, leurs relations, les modalités dans lesquelles se construit leur environnement sont à l’opposé extrême de ce que je suis. Je regarde le visible de ce qui est face à moi. Il s’agit d’une physicalité des choses et d’une vérité, une émotion qui me touche et non pas d’un gadget qui a été calculé dans ses coûts de production et de rentabilité pour satisfaire je ne sais quoi.

Louise Bourgeois déclara: «  Je ne suis pas ce que je suis, je suis ce que je fais avec mes mains. » Cette relation profonde avec le geste, cette danse entre la matière et les sentiments, ce corps à corps qui cherche une place pour grandir.

  

A: Les créateurs de mode n'ont pas vraiment réussi à obtenir une reconnaissance totale antan qu'artistes, mais ils continuent à s’y efforcer jusqu'à ces jours , pour ne citer qu'un exemple , en ce sens : l'émergence de «vêtements conceptuel» dans les années 1980 . Roland Barthes compare les approches de ces designers à la façon qu’ils ont de retourner les traditions "l’envers à l’endroit »  à la tendance qu'avait l'art moderne d'accentuer la matérialité de l'œuvre (en marquant clairement les traits de crayon dans les peintures , par exemple). En outre, il a considéré que le motif essentiel pour la mode n'ai pas atteint la même reconnaissance que les autres formes d'art, était le manque de critique sérieuse dans ce domaine, par rapport à celui existant dans la musique, la littérature ou le cinéma .

La presse est essentielle pour «créer les créateurs », a déclaré Bourdieu, comme il est du devoir du journaliste de faire croire au lecteur ce sur quoi il écrit. Etes-vous d'accord avec cela? Quelles sont les raisons pour lesquelles la mode n'a pas reçu la même reconnaissance que les autres formes d'art de votre point de vue ?

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K: Il est très difficile de faire des généralités sur la presse, laquelle, comment, qui, quel « créateur », les conditions, les milieux, les enjeux, les mensonges, les apparences… Une critique sérieuse sur la mode? que doit-on voir, que doit-on entendre et ressentir, la question de l’émotion, des relations, chaque cas est un cas particulier. Une peinture de Cy Twombly n’a rien à voir avec un défilé de haute couture, tout simplement parce que ce n’est pas la même histoire, c’est tout. Il y a tellement de différences, tellement de choses qui les séparent qu’il est impossible d’avoir le même regard ou une critique qui puisse porter un défilé de haute couture à la poésie de Cy Twombly.

La mode reste une histoire de paraître sans contenu, ni sens, elle s’attache à des raisons superficielles et reste à la surface comme des apparences, elle se sert de mots comme « conceptuel » pour chercher des justificatifs et des positions, mais cela reste des enjeux marketing comme une étiquette d’un nouveau produit pour séduire le consommateur.

Quand les constructivistes russes s’attachent à développer leurs « vêtements », ils le font dans un contexte à la fois social et politique, une attitude où le corps agit avec des enjeux forts. Les choses sont pensées en relation directe avec leur structure sculpture, l’acte et les matériaux doivent réagir avec des rapports similaires, ils sont dans une relation juste et intime et le vêtement est un vêtement de « service » qui doit porter l’idée et accompagner la sculpture.

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A: Le look "poitrine plate et silhouette droite" des femmes des années 20 pourrait presque être comparé à l'approche cubiste de l'art . Tout comme la mode tendant vers des formes plus simples tout en délaissant les détails et ornements inutiles , pourrait être considéré comme une caractéristique essentielle du moderniste . Le mouvement qu’a apporté Chanel en basant ses créations pour femmes sur des vêtements pour hommes a été quelque chose de radical pour l'époque, alors qu'aujourd'hui c’est une technique couramment utilisée . Quel va être le trait caractéristique principal des designers de demain ? Est-ce quelque chose qui pourrait avoir ses racines dans des pratiques visionnaires qui ont commencé aujourd'hui et que beaucoup ne connaissent pas encore , comme il est en quelque sorte arrivé dans le cas de Chanel ?

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K: Le cas et contexte de Coco Chanel est une situation européenne d’après la première guerre mondiale. La femme pour des raisons économiques et humaines a dû prendre la place de l’homme car celui-ci avait été largement réduit suite au désastre de la guerre. Par conséquent et par l’addition d’autres facteurs et d’un terrain favorable, le glissement d’un vêtement homme-femme a pu se faire.

Mais d’une autre façon au Japon le kimono avait déjà et depuis très longtemps ce statut à la fois homme-femme et sa forme d’une grande simplification et rigueur a permis une écriture multiple et complexe de motifs, couleurs et autres structures.

Aujourd’hui avec une culture à la fois plurielle et commune les choses ont pris un tout autre regard et comportement. De nouveaux facteurs sont à prendre en compte, d’autres conditions sociales et humaines se développent, nos modes de vie ont changé et ont entraîné des fonctions d’être différentes. Ces questions d’anticipations sont délicates mais néanmoins je pense surtout que le vecteur sensible et émotionnel est extrêmement important, la part d’aujourd’hui reste pour moi la vérité et le besoin de saisir une sorte de sanctuaire où le corps prends forme pour exister dans sa propre mythologie.

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A: Cindy Sherman a été commissionnée pour faire de la photographie pour Comme des Garçons , Nan Goldin pour Helmut Lang . Julian Schnabel créé des aménagements intérieurs pour les boutiques de Alaïa , Herzog et de Meuron ont Prada . Hugo Boss a créé un prix d'art qui est décerné en collaboration avec le Musée Guggenheim . Schiaparelli a collaboré avec des artistes surréalistes , Yves Saint- Laurent a fait une collection inspirée par Mondrian - et la liste pourrait s'allonger encore et encore .

Y at-il une collaboration que vous considérez comme étant la plus réussi de ce point de vue ? Si vous vouliez être dans la situation de choisir un artiste vivant pour une collaboration, qui serait-il?

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K: Je ne pense pas que l’on puisse appeler cela « collaboration » mais plutôt « commande ». Tout ceci met une valeur financière avec un résultat et la recherche d’une image forte pour signaler de façon encore plus visible l’existence de la marque. C’est un moyen publicitaire de faire parler de soi. Si habituellement l’entreprise Helmut Lang fait appel à de grands photographes pour ses campagnes ce n’est pas Nan Goldin et son parcours personnel, cela reste toujours un ton en dessous et surtout un regard bien différent.

Un artiste ne collabore pas, il développe sont chemin, se sert d’un environnement, construit des rapports qui lui permettent de structurer ou de refuser certaines choses. Il résiste et partage dans le silence des détails et des vertiges comme des destins tracés au milieu d’une flaque d’eau.

Les « collaborations » réussies sont celles que l’on fait avec soi-même, Vincent Gallo par Vincent Gallo, Charles Bukowski par Charles Bukowski.

  

A: Dans le livre « L'art comme thérapie”  , Alain de Botton et John Armstrong ont mis en place une idée intéressante comme quoi l'art qui touche chaque personne est celui que notre inconscient reconnaît comme contenant nos vertus disparues en sommeil, et qu’en entrant en contact avec cette œuvre d'art particulière , nous espérons nos corriger et nous équilibrer . Quelles sont les œuvres que vous recherchez avec admiration et qui sont les morceaux de vous qui sont absents et que vous essayez de trouver dans ces pièces particulières ? L'art est-il une compensation à certaines de vos peurs ?

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K: Dans le puzzle de nous-même il existe en permanence des trous, des manques, des pièces qui ne sont pas à leur place. Je ne cherche pas à remplir des trous, ni à combler des vides, ni à corriger des déséquilibres. J’aime l’absence, elle me permet de circuler dans les rêves, les trous réfléchissent le vide comme un absolu, ils sont une circulation de connections, comme une mémoire défaite qui ne trouve pas sa place et s’interroge sur l’impermanence. Je garde cette absence près de moi, elle est un caractère de nourriture, une sorte de reflet sacré des choses. Je ne cherche pas à compenser des craintes en les remplissant de valeurs superficielles pour satisfaire des apparences de bien être. Mes craintes sont des cicatrices de mélancolie, des profondeurs qui s’en vont, des lumières d’orage, des marges blanches, et j’ai besoins d’elles.

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A: La mode a généralement tendance à s’inspirer de modèles artistiques qui sont plutôt « sûrs »  , vous semblez avoir une approche très différente de ce point de vue . Quel est votre rapport à la notion d’ « inconfort " et des pratiques artistiques extrêmes ?

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K: Il faudrait d’abord situer ces pratiques artistiques « extrêmes »  dont vous parlez. Le Body Art et certaines performances n’ont vraiment rien de nouveau dans la culture humaine. Depuis fort longtemps de nombreuses ethnies de part le monde pratiquent sur leur corps un certain nombre de choses qui sont non conventionnelles pour un regard occidental. Certains rites de passage de l’état d’adolescent à adulte implique des choses qui vont très loin, le corps “extrême” n’est pas une provocation, il est en fonction des cultures une écriture, une reconnaissance, une distinction, une hiérarchie, un signe d’existence, une notion de beauté et de construction.

Je fuis les mensonges et les surfaces qui ne réfléchissent plus rien. J’ai besoin de cette réalité des profondeurs comme une préciosité du corps, ce danger et cette menace, cet attachement animal révélateur d’instinct et de vérité. Le confort ne produit rien, il est l’ennui qui recouvre les sentiments.

 

A: Il est dit que l'art est notre nouvelle religion et les musées sont nos nouvelles cathédrales . Comme la religion est sur le déclin , est-ce à  la culture de combler les lacunes ? Quelle est votre opinion à ce sujet?

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K: Je ne perçois aucune spiritualité dans les pièces de Jeff Koons, et si la religion était sur le déclin il n’y aurait aucune guerre, aucun conflit entre les Catholiques et les Musulmans, ou les Juifs et les Palestiniens, des attentats n’auraient jamais eu lieu, et le monde pourrait se promener dans les musées et parler de la beauté et contempler des sculptures images et reflets où le Divin aurait placé des énigmes pour que nous puissions boire une source de fraîcheur.

Mais je n’ai pas encore vu cela, et les musées sont des témoins aux mains sales qui traduisent les situations d’un monde déchiré. Nous cherchons des îlots de certitudes pour poser nos yeux malades et trouver une place pour guérir nos émotions fatiguées.

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