top of page
Logo .png

BEAUTIFUL BIZARRE Magazine

Interview de Evelyn Wang pour Beautiful Bizarre

Images de la série intitulée “PROPHECY” (2016) de Kotsuhiroi ©

DÉVOREUR DE RÊVES

A peu près à la même fréquence que les combustions spontanées, émerge un artiste qui laissera une marque indélébile sur la croupe de l'humanité. Dans le cas de l’artiste, poète, designer, et "pornographe affectif" Kotsuhiroi, il s'agira d'une scarification plutôt qu'une marque: il déchire patiemment des lambeaux de chair du derrière autosarcophagique et consanguin du monde de l’Art dans un dessin à la fois brutal et sublime.

J'ai été obsédé par le travail de Kotsuhiroi avant d'être majeure, après être tombée sur des photos de ses chaussures,  qu'il appelle des «objets de corps" ou « objets de pieds" / engins de torture et d’extase ligotés à l'aide de lanières d'animaux morts et de cheveux humains, surélevée de talons à dents de sabre brutalistes. En comparaison ils font ressembler les chaussures soi-disant fétiches de chez Pleaser ou Devious à des Uggs. En fait, il semble presque obscène de se référer à ce genre de marques à plus de 100 miles de distance des conceptions haute fétiche de l'artiste  basée en France.

Le Elena Ferrante S&M du monde de l'art est la définition même de l’arcane. Il a fait une poignée d'interviews, la plupart du temps avec des magazines niches et des blogs d'art. Il donne ses interviews par email uniquement, et ses réponses sont toujours comme celles du sphinx, parfois amusantes, et parfois même frustrantes. Dans l’une d’entre elles, il a dit que son client le plus célèbre est le diable (qui «vit au Japon d'ailleurs"),et  a déclaré que l’un des matériaux avec lesquels il préfère travailler était "la fuite», et a aussi nonchalamment révélé qu'il était un «fantôme».

Compte tenu de son dédain pour l'industrie de la mode, il est peu probable qu'il deviendra un jour un créateur de mode. Mais si il le devenait, il éviscérerait tous les couturiers d' aujourd'hui, avec Michele Lamy comme étant la seule personne digne de pouvoir porter son travail.

Nous avons demandé à Kotsuhiroi de nous parler du soi, de la dystopie, de la destruction et de la réification. Il a également gracieusement offert un aperçu de son prochain projet de poésie / photographie intitulé DYSTOPIA, le premier mouvement d'un plus grand projet intitulé PROPHECY, qui débutera fin mai 2016.

P52.jpg

Evelyn: Kotsuhiroi, c'est vraiment un honneur de vous interviewer étant admiratrice de votre art depuis des années. Si vous voulez bien vous livrer, s'il vous plaît et vous présenter vous et votre œuvre à beautiful-bizarre et ses lecteurs ... du point de vue de quelqu'un qui vous repousse, ou de quelqu'un que vous repoussez.

Kotsuhiroi: Le « je » de l’autre ou prendre cette place de quelqu’un qui n’est pas vous et parler de vous. Une forme de cauchemar éveillé et chercher dans la conscience de cet « autre », ses pensées à votre sujet. Une forme d’interrogatoire conjugué des névroses. Un mauvais miroir dont de reflet ne cesse d’être terriblement flou. Imaginer l’autre parlant de vous et transcrire ses phrases, être repoussé, cela signifie une liste de choses incalculables, pour ceci ou cela, par peur, par jalousie, par humeur, pour aucune raison, simplement parce que l’on est dans une autre pièce et que la porte ne s’ouvre pas. Je ne veux pas me mettre à la place d’un autre pour dire ce que je suis ou ce que je ne suis pas.

 

E: Il est clair, en regardant votre travail, que vous avez beaucoup évolué depuis vos débuts. Un Pokemon kinbaku-querelleur, punk-implosant,  à l'élégance primitive si vous me permettez.   Est-il possible pour vous d'identifier des "périodes" distinctes dans votre travail, et si oui, quelles sont-elles? Comment décririez-vous votre métamorphose artistique et quelles sont les forces qui ont influencé cette croissance?

K: Les « périodes » sont des passages, des formes de nécessités de compréhensions et d’expériences. Le vécu de ces périodes ne laisse pas systématiquement un début  puis une  fin, et un changement… C’est un fil conducteur permanent fait d’ondulations, de ruptures, de réparations, de remises en question et d’attentes. Le travail est un fonctionnement de crises, de colères et d’oublis, il ne suit pas un schéma bien établi comme un plan de montage pour un meuble en kit. La notion d’environnement, c’est-à-dire une forme de biotope qui permet à la pensée organico-poétique de grandir, de s’enraciner, de chercher des liens nutritifs, reste très fragile. Les métamorphoses sont des mues, des abandons totalement nécessaires, il s’agit d’être critique et lucide face à son miroir et de regarder cet extérieur de nous et de défaire encore une fois ce qui ne va pas.

P09.jpg

E: Parlez-nous de votre projet en cours, Prophecy, et son premier mouvement, Dystopia (un aperçu de ce que nous avons extrait ci-dessous et dont Kotsuhiroi nous fais savoir qu'elle sortira vers la fin Avril). Qu’est-ce que le mot « Dystopia" signifie pour vous? Sommes-nous actuellement dans une dystopie? Sinon, à quel point le sommes-nous?

 K: Prophecy est une conjoncture de réalités et d’histoires, un titre pour des mouvements et des bruits. La charge de réflexion autour de Prophecy et de son contenu objet-mot pèse sur nous, il est angoisse et espoir, vision de l’annonce de ce qui est, un maintenant dans un équilibre étrange, une sorte de repère qui ne cesse de se dérober.

Dystopia est le premier mouvement, comme une recherche, une fouille avec des traces et des indices, un changement d’odeur comme un changement climatique, quelque chose d’inéluctable, un équilibre chimique qui n’est plus le même.

La Dystopia est une maladie, une forme de virus contracté dans des circonstances inconnues, elle affecte nos souvenirs, déshabille notre conscience, alimente le gène de la lucidité et par là même une forme de souffrance en relation à la perception. Chaque chose peut prendre une tournure au goût de ce fruit qui pleure l’espoir. Être porteur de Dystopia implique un système de vie différent, puisque la Dystopia existe c’est qu’il y a une sorte de raison à son existence, un terrain favorable qui lui a permis de s’enraciner et de se développer. La trace ou souche de la Dystopia est extrêmement difficile à savoir et à trouver. Sa faculté d’adaptation et de mutation au milieu est extrêmement importante, elle survit de façon très impressionnante et jusqu’à aujourd’hui aucun système n’a pu l’éradiquer.

  

E: Dans les portions de textes de votre oeuvre, vous avez souvent écrit à la première personne. Jusqu’à quel point cela est-il explicitement autobiographique, et jusqu-où ce jeu vient-il perturber les idées d'identité et du soi?

 K: La géographie du « moi » est complexe, notre propre identité dans sa nature intérieure, puis extérieure, relève d’une forme souvent ambigüe, d’un terrain difficile à cerner, changeant et contradictoire. Être dans l’autobiographie, fictive ou réelle, c’est être dans des repères possibles, une stabilité du vécu. Je ne suis pas ce que je suis, mon nom est un « nom de guerre », une identité d’existence construite, une identité qui n’est plus dans une filiation de relation sociale ou familiale obligatoire. Construire son nom c’est se construire soi, son genre, son caractère, sa vérité, il s’agit de modeler notre nous-mêmes, de rentrer dans sa propre indépendance et de déterminer sa propre forme de vie. Notre moi, comme une condition de notre propre réalité. Je suis la mère porteuse de mon propre moi, dévoreuse de mes nuits dans ce trou béant d’un destin blessé. Je suis un homme dans l’incertitude du jour, qui regarde des bruits de chaleur comme des souvenirs enfermés.

P57.jpg

E: Ceci est une interview pour un magazine d'art, de sorte que cela  pourrait être un "nous" partial, mais jusqu’à quel point devons nous comprendre un artiste pour pouvoir apprécier ou comprendre leur art? Devenons-nous trop odieusement méta ici?

 K: Comprendre un artiste ou comprendre son travail est une histoire personnelle où chaque cas est un cas particulier. Je ne sais pas s’il y a un point limite à ne pas dépasser pour comprendre le travail d’un artiste et comprendre, ou du moins saisir, une part de sa vie pour accéder à quelque chose de moins superficiel ou formel dans son travail. C’est une relation complexe, il est difficile de savoir où commencent l’intime et la frontière extérieure. Ce dialogue est un dialogue à construire, ou pas.

  

E: Dans les interviews passées, vous avez exprimé votre dégoût pour l'industrie de la mode, l'image de marque et la commercialisation. Pouvez-vous préciser cette aversion et n’a t-elle pas diminué du tout?

 K: Ce système industriel, comme tout système de production de masse est basé sur les grandes lignes de l’exploitation. Sa relation première est par là même le profit, qui évacue toute notion de qualité, d’attention, de pertinence, de recherche… Ce système baigne dans une médiocrité générale et impose par son poids économique et matériel, ses choix et ses raisons. Mais tout ceci est une forme de cliché qui est accepté, car un compromis de satisfaction existe même si ce compromis est médiocre. Faire des choix différents est possible, mais très peu de personnes peuvent le faire ou ont envie de la faire.

  

E: En outre, vous, comme d'autres artistes, utilisez également les médias sociaux et le nom " Kotsuhiroi" porte un certain poids. Quelles sont vos réflexions sur l'inéluctabilité des médias sociaux et de « l‘étiquetage" , en particulier dans le monde de l'art et en 2016? Comment les artistes peuvent concilier leur créativité et succès avec de telles banalités sans perdre leur intégrité artistique?

K: Les médias sociaux sont des flux où circule une forme de métadonnée. Comme tout langage, il nécessite une part de magma, de confusion, de contradiction, et le comprendre et le saisir n’est pas toujours facile. La traduction est le tri nécessaire pour trouver une sorte d’équilibre et d’utilisation du milieu. Dans cette navigation de flux, des caractères de reconnaissances sont importants, comme des balises repères où nous pouvons nous raccrocher et commencer à construire quelque chose. La question de l’étiquetage rentre en relation avec ces notions de balises-repères, il s’agit par là de positionner, de classer et de saisir un contenu. Il est très difficile de se soustraire à l’étiquette puisqu’elle stabilise une position qui permet à un ordre humain de savoir où vous êtes. Il faut donc en être conscient et travailler avec.

Chaque individu réagit différemment à son environnement et en fonction des caractères et des choix, les orientations seront inévitablement variables. L’intégrité et le fait de concilier quelque chose sont un arrangement difficile, pourquoi le faire? Quels sont les raisons, les circonstances, les enjeux, les remords et les pièges?

  

E: Vous êtes-vous déjà senti catalogué ou réduit en un Kotsuhiroi-stéréotype particulier? Semi-corollairement, avez-vous transcendé l'individu et êtes devenue un concept dans l'esprit de votre public? Pouvez-vous éviter une de ces choses à mesure que vous devenez de plus en plus célèbre?

K: Je ne le pense pas, une forme de physicalité importante existe dans mon travail et ceci éloigne une perception uniquement conceptuelle. La matière de développement dans laquelle existent mes relations aborde avant toutes choses une notion du sensible et de l’affect. Le caractère « raison » où la transcendance de l’individu qui aurait mué dans une sorte de concept ne m’attire guère. J’ai ce besoin de transpiration émotionnelle, pour saisir le vécu du temps.

Tout ceci est une question de choix, à la fois de refus et d’acceptation. Il faut simplement décider ce que vous voulez faire ou ne pas faire, et puis la question de l’expérience est importante, comme une sorte de capacité à mieux voir, à saisir une forme de détachement pour ne pas s’encombrer et continuer à agir.

P80.jpg

E: Pour poursuivre dans la même veine, vous avez fait allusion à certains de vos travaux comme des «objets de corps» et des «objets de pieds», et vous avez joué avec les concepts de fétichisation, fixation et réification. Jusqu'à quel point l'art devient fétiche et / ou produit, et vice versa?

K: L’Homme dans son essence originelle a ce besoin de fétiche comme un instrument à la fois spirituel et affectif. L’objet fétiche est le témoin de nos écritures émotionnelles et relationnelles. Nos existences traduisent par ses traces « fétiches », nos parcours de mémoire. L’objet fétiche n’est pas objet de l’Art produit. Il est un dépassement par sa perception et relation, sa position de condition et son environnement le détermine comme une situation à part entière dans une identité spécifique. La nature de sa fonction l’éloigne du décoratif et du démonstratif, son attachement à ne pas être un produit ou cliché commun et vulgaire est une distinction importante qui doit être faite. Les amalgames et confusions de perceptions sont des formes de médiocrité de lecture et de sens. L’objet fétiche est une histoire de structure et d’organe de poésie guerrière.

Mais tout ceci ne sont que des grandes lignes, il faudrait pour rendre l’analyse et la réflexion plus en détail, déterminer des exemples précis d’objets fétiches, d’objets de l’Art, d’une condition de contextualisation, et de la question: « qui regarde quoi? ».

  

E: Quelqu'un vous a-t-il déjà approché pour transformer vos dessins en une production à grande échelle ou en une marque?Si oui, comment avez-vous réagi et pourquoi avez-vous réagi comme vous l'avez fait?

K: Je n’ai rien vu passer, juste quelques détails sans grande importance. Face aux détails j’ai simplement dit « non », car cela n’avait aucun intérêt.

  

E: Si vous pouviez abandonner ce monde pour un autre, le feriez-vous? Et à quoi ressemblerait-il?

K: La notion et perception de l’abandon serait une sorte de renoncement, de chose délaissée, une forme de faillite, de fuite, d’échec et de tristesse. Nous avons capitulé puisque nous n’avons pas réussi à comprendre ce que nous sommes et ce que nous avons fait. Nos incompétences et nos lâchetés sont là, et nous partons pour reproduire un même schéma. Je n’ai pas envie de fuir ni d’abandonner, je veux construire un labyrinthe où la sortie existe.

 

E: Et pour terminer sur une note vraiment nihiliste, quelle serait la plus belle et terrible façon dont quelqu'un ou quelque chose pourrait s'auto-détruire?

K: Je ne pense pas que la notion ou terrain du nihilisme soit une conjoncture nécessaire et appropriée. L’état de lucidité est déjà une nature de perception et de compréhension importante. Cette lucidité implique ce regard de nudité et de doute sur ce qui nous entoure et nous touche. La remise en question, le définir sens, la position de la volonté, l’inscription d’un au-delà, le schéma de l’histoire et du vécu, la place d’un spirituel fabriqué pour stabiliser nos angoisses de vie, le choix de partir, de s’en aller dans une dignité humaine, de tomber dans l’oubli, dans le lointain de la nuit emporté par nos souvenirs.

bottom of page